Interview

 

Comment est née l'idée de Eût-elle été criminelle… (un court métrage peu commun avouons-le) ?

Je faisais une installation pour un festival sur les images de guerres (de la seconde guerre mondiale à aujourd’hui) lorsque j’ai vu pour la première fois ces images des femmes tondues. De toutes les images horribles de la fin de la seconde guerre mondiale, ce sont celles qui m’ont le plus heurté.

Pour faire cette installation, j’ai eu à « monter » ces images de la seconde guerre mondiale. J’écris « monter » car il s’agissait uniquement que les nettoyer de leur commentaires exogènes et de les remettre dans l’ordre chronologique sans autre intention narrative. Cependant, lorsque l’on doit monter de telles images difficiles, on ne peut pas « regarder » les images que l’on monte, elles sont trop violentes. Du coup, on les regarde plus abstraitement, en tant que « masse », qu’ensemble de lignes de forces, l’œil se décolle un peu. Et alors parfois apparaissent des éléments que l’on n’avait tout d’abord pas vus. Ainsi, lorsque l’on voit ces images des femmes tondues, l’on ne voit qu’elles. Mais lorsque j’ai eu à les revoir plusieurs fois, mon œil à commencé à se détacher d’elles et alors je découvrais l’ensemble de l’images et notamment ceux qui les rasaient ou le public rieur. Ces éléments m’ont rendu ces images encore plus difficiles. Je savais donc qu’un jour j’aurai à faire un film pour donner à voir ces images telles que j’avais pu les voir.

Plus tard, j’ai vécu un fort moment de rejet de ce qu’il se passait en France. Le retour des discussions sur la Marseillaise et sur le drapeau français, les discussions sur la part positive de la colonisation, la montée du racisme, la chasse aux sans-papiers et les accidents mortels que certains ont subit pour échapper à cette chasse. Bref, j’avais besoin de faire quelque chose sur cette France qui peut être affreuse. Alors les images des femmes tondues sont réapparues. Comme un moyen de parler de cette France rance de l’époque mais aussi de cette France rance contemporaine.

Par contre, je suis en désaccord avec vous sur le « peu commun ». Ce type de cinéma, un documentaire entre cinéma de montage et d’archive, n’est pas inédit, même s’il n’est évidemment pas majoritaire. De Vertov à Godard en passant évidemment par Marker, il existe une histoire dans laquelle on peut inscrire ce film.

 

Pouvez-vous nous éclairer sur le fait que ce film soit un film expérimental ? Quelle est la définition/particularité de ce genre de films ? Pourquoi ce film en est un ? Comment cela le différencie d'un film classique ?

Pour moi, ce film n’est en rien expérimental. J’ai beaucoup d’estime pour le cinéma expérimental. Mais par contre, je ne suis pas satisfait du fait qu’aujourd’hui, dès qu’un film n’est pas « habituel » on le définisse comme expérimental. Ce film est avant tout un film documentaire, même si j’utilise pour le faire un type de montage pouvant s’approcher de certaines techniques expérimentales. Principalement en ce qui concerne la première partie évidemment. Sinon, l’absence de voix off, le principe de recadrage ou de ralenti ne suffisent pas à définir le film comme expérimental.

Il y a aujourd’hui une méconnaissance terrible de ce qu’est le cinéma documentaire, l’étalon en la matière étant le documentaire télévisé. Mais il a toujours existé d’autres formes de films que ceux proposé par la télévision. Ainsi, ce film travaille le réel et raconte une histoire réelle. Avant tout. Il questionne un événement, prend position. La forme n’est pas sa fin mais le moyen de le faire. A l’inverse de l’expérimental. Si les films de Renais ou de Marker par exemple sont des films « classiques », alors en quoi le mien aujourd’hui ne le serait pas.

 

Pourquoi avoir choisi le format du court-métrage ?

La durée provient toujours du film lui-même. Il me fallait 10 minutes pour raconter ce que je voulais raconter, et pas 90.

 

Pourquoi avoir choisi de mettre ces images en musique ? Pourquoi La Marseillaise ?

La musique permet de « lisser » ou « d’adoucir », ou au contraire « d’accentuer » les effets de montages. La musique surtout apporte sa force ou sa possibilité à émouvoir.

Dans ce film en particulier, la musique précédent ce que je montre. De sa vitesse normale, à sa destruction en accéléré ou en ralenti, elle conduit le regard et suscite des tensions ou des relâchements chez le spectateur. D’une certaine manière, elle le « prépare » à recevoir l’image.

Le choix de la Marseille était évident. Déjà c’était la musique qui était jouée en boucle à la Libération après qu’elle fût interdite sous Vichy. Il est très probable que si le son avait alors été enregistré, on l’aurait entendu sur beaucoup des ces images. Mais aussi, je voulais que l’on entende la chanson et l’horreur de ces paroles qui appellent au sang à verser. C’est notre hymne national, est celui-ci est très ambiguë. Selon les époques, cette chanson a été l’hymne de la gauche révolutionnaire ou de la droite réactionnaire.

 

Comment s'est déroulé votre travail de recherche ? Où vous êtes-vous tourné au tout début de votre démarche ? Comment et où avez-vous trouvé toutes ces images d'archives (certaines sont très rares, pour ma part, je ne les ai pas toutes visionnées bien que ceci soit mon sujet de rédaction) ?

Pour ce film, les recherches ont été très simples. J’ai simplement « collecté » ces images dans des documentaires sur la seconde guerre mondiale ou sur la Libération. Je n’ai entrepris, parce que je n’en avais pas les moyens, aucune recherches dans des fonds d’archives spécialisées.

 

Pourquoi ce condensé d'images d'archives en vitesse accélérée au début ?

Cette entrée à trois raisons d’être.

Pour contextualiser les évènements. Ceux-ci se déroulent en France à la fin de la seconde guerre mondiale.

Par métaphore, elle me permet de décoller le territoire français et la guerre en cours. Pendant l’occupation, la guerre se déroule ailleurs, elle est loin. Comme est loin pour nous les guerres dans le monde quand on les regarde à la télé. Même si évidemment les gens à l’époque souffraient de l’occupation. Mais aussi pour donner une échelle : toute cette violence, pour arriver à ces petits gestes dégoûtants.

Pour que le spectateur en ai marre de ce qu’il voit. Cette séquence est un peu trop longue, du coup, le spectateur est content quand elle s’arrête (comme les gens à l’époque), il est heureux que la vitesse redevienne normale sur les images de liesse. Ceci est important pour qu’il soit surpris par ce qui est le cœur du film, la violence des tontes.

 

Pas de commentaire pour accompagner les images que vous avez montées, vous n'avez pas voulu y apporter votre interprétation ? Ou bien avez-vous eu l'intention de laisser planer une certaine neutralité, refusé de prendre ouvertement parti ?

C’est une erreur de penser l’absence de commentaire comme une absence d’interprétation. Ou comme une supposée neutralité. N’y a-t-il pas de points de vue en peinture ou en photographie ? Dans le cinéma muet ou dans tous les films qui n’utilisent pas de voix off péremptoire ?

L’absence de langage parlé n’est pas absence de langage. Des images se sont des cadres, donc des choix de ce que l’on montrer, un film c’est du montage, l’outil de construction narrative du cinéma. Dans ce film, il y a clairement quelque chose qui est raconté par le montage.

Par contre, dans mes films, je refuse de prendre les spectateurs pour des cons. je préfère essayer d’énoncer des questions que d’essayer d’apporter des réponses. C’est à la télévision que l’on explique, pas au cinéma. Si le public s’interroge, il peut trouver la réponse en deux minutes dans un livre ou sur internet. Je ne suis pas un professeur.

Ce qui me heurte dans ce film c’est la violence de ces gestes qu’on y voit. Que ceux ci aient été commis en France en 44 ou ailleurs ou à une autre époque importe peu. Et quelque soit ce qu’on fait c’est femme ou pas ne m’intéresse pas. Ces gestes sont abjectes. Il n’y a aucune raison qui excuse de telle violence. Ca c’est mon sujet. J’ai fait ce film car des sans papiers sont morts dans les mains des flics, que des pd se font tabasser aujourd’hui encore, que des femmes sont maltraitées partout dans le monde, que l’on continue la peine de mort etc. C’est là, que le film prend position. Il ne s’agit pas de savoir si les gens qui ont tondu les gens sont des crétins ou des abrutis ou si ces femmes sont des saintes ou des putains. Il s’agit de refuser ce type de violences stupides et indignes.

 

On voit les femmes tondues mais aussi et souvent, on est dirigé vers les « tondeurs », pourquoi ?

Quand les tondeurs mais aussi le public apparaît, surgissent alors les questions, les images deviennent dialectiques. Qui sont ces femmes, mais qui sont ceux-ci qui les entourent. Comment ont-ils pu en arrivé à une telle barbarie idiote. Et moi, en tant que spectateur, aurais-je forcément été du bon côté ?

 

Quel a été l'accueil de votre film ? (Bon à en croire les nombreux prix reçus mais quelles ont été les critiques que vous avez personnellement reçues?)

Si on regarde la diffusion du film, oui il a été plutôt bon. Après, cela ne veut pas dire grand chose. On ne peut pas savoir comment les spectateurs reçoivent les films.

J’ai personnellement été assez surpris de l’accueil en France, notamment auprès des scolaires. Il y a toujours une partie non négligeable des spectateurs, hommes mais aussi femmes, qui considèrent qu’il a été normal que l’on tonde ces femmes. Il subsiste toujours une misogynie ancestrale qui fait que la femme et son corps sont des objets, des possessions. Le corps de ses femmes est encore perçu comme une partie du territoire français qu’elles ont souillé. Comme aujourd’hui une femme qui couche reste pour beaucoup une pute. Parfois, dans les débats après ce film, j’ai l’impression de vivre au moyen âge.

De plus, la question de la justice ne se pose pas beaucoup. Beaucoup considèrent comme normal que les gens à l’époque aient organisé de telles horreurs. La pensée Clint Eastwood. L’importante d’une justice instituée, garantissant la possibilité des accusés de se défendre, une juste définition de ce qui est criminel ou pas, la pondération des peines etc. etc. passent au dessus de la tête d’une partie du public. Là encore, on est loin de vivre une société contemporaine.

 

Avez-vous personnellement le sentiment que ce sujet (l'épuration sauvage) soit trop peu abordé sur les écrans  (Cinéma comme TV) ? Pouvez-vous y apporter une explication ?

Je serais bien incapable d’apporter une explication sur une telle question.

Par contre, si l’épuration n’est pas un sujet majeur, c’est quand même un sujet qui est pas mal traité. Il est facile de voir des films sur la Libération et sur l’épuration. Il existe des milliers de sujets qui méritent d’être questionné par les films, celui là n’en est qu’un parmi d’autre. Je m’interroge plus sur la place qui est accordé ou pas selon les moments à l’apprentissage de cette histoire à l’école.

 

Julie Buisson
2013